- ÉLISABETH Ire D’ANGLETERRE
- ÉLISABETH Ire D’ANGLETERRESous Élisabeth Ire, le petit royaume d’Angleterre, cerné au nord par une Écosse indépendante et hostile, à l’ouest par une Irlande incontrôlée, sur le continent par l’essor des grandes monarchies absolutistes d’Espagne et de France, se révèle, au cours de péripéties dramatiques, un partenaire majeur de l’aventure européenne et mondiale. L’Angleterre affirme alors une personnalité mûrie au cours de la guerre de Cent Ans, puis forgée de main de maître par les premiers rois Tudors. Modelée tour à tour par la ténacité rusée d’Henri VII, puis par les emportements calculés d’Henri VIII, elle développe les bases sociales et économiques de sa jeune puissance. Le déclin de la féodalité, accéléré par l’action gouvernementale, fait apparaître sur la scène nationale des acteurs nouveaux: les industriels, les commerçants et les «aventuriers» qui se sont renforcés aux dépens des anciens meneurs du jeu politique et économique, la noblesse et l’Église. En même temps, la physionomie spirituelle s’adapte aux structures sociales en pleine évolution; Henri VIII utilise ses aventures matrimoniales pour rompre avec Rome et se placer à la tête de l’Église d’Angleterre, dont il contrôle le corps épiscopal et sécularise les monastères. Encouragées par la «réforme henricienne», les tendances protestantes, luthériennes, puis bientôt calvinistes supplantent, dans les milieux gouvernementaux, les villes d’université ou de négoce, et surtout Londres, le vieux catholicisme resté ailleurs vivace. Sous le règne du successeur d’Henri, Édouard VI, l’Angleterre s’oriente décidément vers la Réforme, non sans parfois de vives résistances. Ainsi se cherchent les formules originales qui doivent fournir à l’Angleterre une religion adaptée aux nécessités de son évolution. La Couronne entend se libérer des ingérences romaines; mais, malgré leur autoritarisme absolutiste, les gouvernants sont attentifs aux tendances socio-économiques et à leurs corollaires spirituels. Le Parlement conquiert une influence inégalée en assumant la responsabilité suprême des initiatives religieuses d’Henri VIII et d’Édouard VI. Une politique extérieure, nouvelle elle aussi, reconnaît dans l’équilibre des forces en Europe le meilleur moyen pour l’Angleterre de participer en arbitre aux affaires du continent, et surtout à l’exploitation accrue des grands secteurs du commerce européen. La société, en profonde mutation, où les valeurs du «système manorial» sont déjà concurrencées par celles du capitalisme urbain, industriel et commercial, allie à la quête frénétique de l’argent le goût de l’aventure spirituelle manifesté depuis longtemps par tant d’esprits savants et hardis.C’est dans ce climat de changements, de véhémence, d’équivoques politiques et religieuses, mais aussi d’énergies déchaînées, de culture à la fois brutale et raffinée, que grandit la personnalité énigmatique d’Élisabeth. Incertaine de la légitimité de sa naissance, tour à tour confinée, menacée, puis rendue aux honneurs, elle a souffert de l’ambiguïté de sa situation, de la méfiance de son aînée (issue, elle, d’un légitime mariage), des ambitions qui, tôt, ont essayé de l’utiliser. Nul doute que son apprentissage de la vie ne l’ait marquée profondément, ne l’ait contrainte à ne se fier qu’à son instinct politique, utilisant pour survivre – mais aussi pour dominer – tous les prestiges d’une instruction brillante, d’un esprit subtil et impérieux, d’une féminité dont elle use avec un brio déconcertant.Ce qui fait la grandeur et le caractère du règne d’Élisabeth (à une époque où s’est amorcé sans se résoudre le débat sur la supériorité de la Couronne ou du Parlement), c’est, dans le pragmatisme de l’exercice du pouvoir, la connivence presque constante que la souveraine sut établir entre ses propres aspirations et celles de la majorité de ses sujets.1. Les premières annéesDe son mariage avec Catherine d’Aragon, Henri VIII n’avait qu’une fille, Marie, et pas de fils. Grave problème que celui du défaut d’héritier mâle pour le représentant d’une dynastie aussi nouvelle que celle des Tudors, ces usurpateurs heureux. Ainsi, c’est l’impératif dynastique, outre sa neuve passion pour Anne Boleyn, qui pousse Henri VIII à divorcer (1527). Mais Catherine est la tante de Charles Quint, monarque entre tous redoutable, et qui vient d’écraser le roi de France François Ier à Pavie. Peu soucieux de déplaire au maître de l’Italie, le pape tergiverse pour accorder le divorce au roi d’Angleterre. La puissance pontificale (à l’heure où Luther a ameuté l’Allemagne contre elle) bloque en Angleterre une affaire d’État. Henri VIII tranche la question: il utilise le Parlement pour terroriser les évêques et forcer la main au pape; un prélat acquis à la Réforme, Cranmer, devenu archevêque de Canterbury, prononce la nullité du mariage avec Catherine, marie le roi à Anne Boleyn (janv. 1533). Le 7 septembre suivant, la nouvelle reine met au monde un enfant. Déception: c’est une fille, qui reçoit le nom d’Élisabeth. De cette naissance, illégitime en bonne doctrine catholique – et Henri VIII est toujours catholique –, Élisabeth aura une conscience aiguë. Cette infirmité originelle qui, en son époque et pour une femme de son rang, comporte tant de dangers la contraint à vivre aux aguets, à dissimuler, à se composer un personnage. Anne Boleyn a été exécutée sous prétexte d’infidélité en 1536. Une nouvelle reine, Jeanne Seymour, donne, elle, à Henri VIII ce fils tant attendu, le futur Édouard VI. Aussi les princesses issues des premiers lits sont-elles confinées dans des châteaux, loin de la cour, recevant néanmoins une excellente éducation. Élisabeth devient une humaniste accomplie férue d’Antiquité héroïque et stoïque; elle parle trois langues étrangères, le français, l’italien et l’espagnol; elle joue de plusieurs instruments de musique et danse à ravir. Son esprit, sollicité d’ailleurs par tant de menaces politiques, s’aiguise. Princesse de la Renaissance, Élisabeth allie, comme plus tard les hardis capitaines de son règne, une énergie et des manières toujours rudes à d’extrêmes raffinements de pensée et d’expression. Au contraire de Marie, indélébilement marquée par la triste destinée de sa mère et les malheurs de sa religion, Élisabeth hérite de son éducation cette indifférence religieuse que l’on note chez certains humanistes, italiens notamment. De la leçon italienne, elle retient aussi l’art de la dissimulation, qu’elle pratique en comédienne consommée.2. Les problèmes politiques et religieux sous Édouard VI et Marie Tudor (1547-1558)Réformes «henricienne» et «édouardienne»Cependant Henri VIII, aidé de Cranmer, de Thomas Cromwell, et avec l’assistance du Parlement, a consommé la rupture avec Rome.La «réforme henricienne» s’est traduite surtout sur le plan politique et disciplinaire (sur celui du dogme, le roi s’estime inattaquable). La politique royale ne s’est heurtée qu’à un grave soulèvement, sévèrement réprimé, le Pèlerinage de grâce (1536). À la fin du règne, pourtant, Henri VIII est contraint de constater les progrès inéluctables des idées réformées et la nécessité, peut-être, d’une véritable réforme protestante. De même, n’ayant qu’un fils, est-il forcé d’élargir à ses filles la succession éventuelle à la couronne. Les princesses, naguère déchues de tous droits, se voient alors reconnaître par le Parlement leur qualité d’héritières. Élisabeth, aux yeux de la loi qui la rend habile à succéder éventuellement, reste néanmoins une bâtarde.Le 28 janvier, Henri VIII meurt brutalement, ne laissant, malgré ses six mariages successifs, qu’une postérité précaire, ses deux filles et son fils de neuf ans, Édouard VI. Le bref règne de celui-ci (1547-1553) est avant tout marqué – dans le tumulte des intrigues et des passions religieuses – par les progrès décisifs du radicalisme religieux.Édouard VI, lui-même remarquablement instruit et acquis aux nouvelles tendances, ne joue que tard un rôle personnel. Les commandes de l’État sont alors tenues par le Conseil, formé de seigneurs et de juristes en majorité protestants, et par deux «protecteurs» successifs. Le conciliant duc de Somerset, protecteur de 1547 à 1549, est écarté à la suite de la Rébellion de l’Ouest et remplacé par un rival autoritaire et déterminé, le comte de Warwick, qui le fait exécuter en 1552. Warwick, devenu duc de Northumberland, revient rapidement aux méthodes absolutistes et féroces d’Henri VIII et, pour des raisons d’opportunité, favorise les progrès de la Réforme. Le conseiller religieux reste Cranmer, décidément gagné aux formules calvinistes. Aussi la «réforme édouardienne» se marque-t-elle par des mesures radicales, malgré l’opposition d’évêques henriciens comme Gardiner. Une première phase, sanctionnée par un premier Acte d’uniformité (1549), abolit les Six Articles, institue la communion sous les deux espèces, autorise le mariage des prêtres et ôte à la messe son caractère de sacrifice. La seconde étape (Cranmer est alors aidé par John Knox, le futur réformateur calviniste de l’Écosse) efface les derniers vestiges du papisme. Le Book of Common Prayer , livre des prières communes, rédigé en anglais, consacre la signification purement commémorative de la communion. Ridley, évêque de Londres – et les autres évêques doivent suivre –, fait détruire les autels et les images, interdit ornements et gestes rituels. Un nouvel Acte d’uniformité voté en 1552 définit la nouvelle religion: deux sacrements seulement (baptême et communion) sont conservés; la doctrine de la transsubstantiation est condamnée. L’Acte impose la participation de tous au nouveau culte et pénalise toute autre forme de service religieux. Northumberland appuie volontiers un mouvement de discipline religieuse, capable, lui semble-t-il, de consolider son régime. Mais, en 1553, la santé du frêle Édouard VI chancelle. Northumberland, conscient de la précarité de sa situation si – comme la loi l’impose – la princesse Marie succède à son demi-frère, cherche une rivale à l’héritière légale. En hâte, il marie son fils à lady Jeanne Grey (petite-nièce d’Henri VIII), prétendant qu’Édouard VI a consenti à cette dévolution insolite de la couronne. Mais le roi meurt le 4 juillet 1553. Le Conseil, où dominent les réformés, peut bien proclamer Jeanne Grey, tenter d’arrêter par les armes l’accession de la fille d’Henri VIII; le loyalisme anglais est le plus fort. La masse des sujets, Londres surtout, se rallie à Marie; Northumberland et ses fils sont exécutés, Cranmer envoyé à la Tour.Marie TudorC’est alors le règne de Marie Tudor, épisode bref (1553-1558), dramatique et, en apparence, paradoxal. La souveraine est impérieuse, roide, appliquée, passionnée. Aussitôt, avec une facilité déconcertante, a lieu la restauration du rituel catholique, le ralliement à la hiérarchie (guidée par Gardiner, devenu chancelier), la réinstallation des évêques catholiques, l’abrogation par un Parlement, d’où les protestants ne sont d’ailleurs pas absents, de la législation religieuse des six années précédentes. Pourtant, l’héritage de l’ère henricienne n’est pas entièrement aboli: le Parlement conserve à la reine, qui y répugne, son titre de chef suprême de l’Église; les biens d’Église ne sont pas restitués; l’assistance à la messe n’est pas obligatoire. Bref, quels que puissent être les sentiments intimes de Marie, c’est le Parlement qui continue à trancher en matière religieuse. Pour parvenir à ses fins – restauration pure et simple de l’ordre catholique traditionnel –, Marie, consciente des obstacles qu’elle peut rencontrer en tant que premier souverain féminin d’Angleterre, entend pouvoir s’appuyer sur un époux de son choix et sur les héritiers qu’elle peut légitimement en espérer. Sinon, la couronne passera entre les mains de la princesse Élisabeth, dont la naissance fut justement le prétexte de la rupture avec Rome. Contre l’avis de son Conseil, malgré les remontrances du Parlement et dans l’hostilité générale, Marie décide d’épouser le candidat selon son cœur, Philippe II d’Espagne. Le moment était mal choisi pour échafauder cette combinaison dynastique et ultra-catholique: la crise qui affecte Anvers retentit gravement sur les vieilles relations économiques entre l’Angleterre et les Pays-Bas espagnols (relations qui, jusque-là, avaient atténué les divergences politiques et religieuses); détourné des Pays-Bas, le commerce anglais cherche d’autres débouchés, et notamment vers cet empire espagnol d’outre-mer dont les trésors jalousement monopolisés permettent à Philippe II – à l’heure où d’Amérique affluent les métaux précieux – de mettre en œuvre son programme de domination politique et religieuse. Certes, dans le contrat de mariage, les intérêts économiques, l’indépendance politique de l’Angleterre sont respectés, et Philippe n’est auprès de sa femme qu’un roi de figuration. Néanmoins, les inéluctables conséquences de ce projet se font vite sentir: Marie noie dans le sang la rébellion de sir Thomas Wyatt, fait exécuter l’innocente Jeanne Grey (avertissement à Élisabeth); en juillet 1554, Marie épouse Philippe II; le 24 novembre, le cardinal anglais Reginald Pole arrive à Londres comme légat pontifical; le 29, les deux chambres du Parlement sollicitent la réconciliation avec Rome et, le lendemain, une absolution pontificale termine le schisme. Aussitôt les hérétiques sont pourchassés, se réfugient en nombre sur le continent, «captivité de Babylone» qui attise leurs convictions et affermit un groupe qui, désormais, attend son heure. Par centaines, des protestants, et notamment Cranmer, périssent sur le bûcher. Enhardie, Marie engage l’Angleterre aux côtés de l’Espagne dans la guerre contre la France. La coûteuse aventure se solde par la perte de Calais, dernière tête de pont anglaise sur le continent (8 janv. 1558). Politiquement et spirituellement affaiblie, en état de grave crise financière et économique, l’Angleterre est délivrée d’un règne à tous égards stérile par la mort de Marie la Sanglante, le 17 novembre 1558.3. Les débuts d’Élisabeth et le règlement de la question religieuseUn héritage difficileÉlisabeth accède à la couronne sans contestation, dans la légalité. La succession n’est pas brillante: l’horizon espagnol s’assombrit, car aux ressentiments politiques et religieux s’ajoutent maintenant les ambitions déclarées du négoce anglais visant les Indes d’Amérique; le Trésor anglais est épuisé par la guerre; le commerce en état de crise; pas d’armée permanente et une flotte déchue; une nation divisée entre les tenants de la «vieille foi», ruraux conservateurs de l’Ouest et du Nord, et les adeptes brimés de la Réforme, recrutés surtout dans les villes et les ports, auxquels s’ajoutent les exilés qui, d’Allemagne et de Genève, rentrent en masse: tels étaient les problèmes d’État. Non moins aiguës sont les incertitudes et les crises qui affectent un pays en fort accroissement démographique et une société en pleine mutation. Aux grandes familles anciennes et aux parvenus de cour s’opposent les catégories nouvelles en plein essor, bourgeois capitalistes de l’industrie concentrée ou du négoce international qui profitent de la hausse des prix, hobereaux promoteurs d’une agriculture améliorée, administrateurs consciencieux et tyranniques en vertu de leur commission de juges de paix. À côté se trouvent les victimes de la mutation économique: artisans et apprentis sous-payés; ouvriers exploités par les «entrepreneurs»; yeomen francs-tenanciers déjà encerclés par les domaines mieux exploités de la gentry; paysans menacés par les enclosures; indigents, vagabonds... La lutte des classes, larvée, trouve dans les attitudes religieuses des points de ralliement, des encouragements, des alibis. Dans le Parlement, mêmes incertitudes: face aux Lords, les Communes, peuplées de gentilshommes, de titulaires d’offices, de riches bourgeois, agitent trop volontiers les questions politiques, financières, religieuses; le souverain – même et surtout Henri VIII – ne peut efficacement imposer son absolutisme qu’avec le consentement et parfois sur l’initiative du Parlement. Dernière inquiétude: à la frontière septentrionale du royaume veille l’Écosse, traditionnellement hostile à l’Angleterre et dont la reine, Marie Stuart, petite-nièce de Henri VIII, donc héritière possible, est l’épouse de François II, roi de France.Le compromis religieuxÉlisabeth comprend vite que chacune de ses actions affecte profondément un équilibre aussi précaire. Sa perspicacité lui fait découvrir le conseiller sagace et énergique dont l’inébranlable attachement l’accompagnera si longtemps, William Cecil, qu’elle nomme secrétaire d’État. Ainsi épaulée par ce grand ministre – un protestant –, elle s’attaque d’abord au brûlant problème religieux. Agissant par touches prudentes, encouragée par l’attentisme du pape et consciente que la paix religieuse passe par la voie d’un compromis, Élisabeth élague d’abord du catholicisme ce qui peut offusquer les protestants modérés, sans pour autant favoriser les tendances des calvinistes radicaux qui risquent de remettre en question les droits de la Couronne. En outre, comme son père, elle fait endosser par le Parlement les mesures qui, entre 1559 et 1563, établissent l’Église anglicane. L’Acte de suprématie lui confère le titre de gouverneur suprême de l’Église; un nouvel Acte d’uniformité rétablit, en l’édulcorant, le Prayer Book de 1552; les lois contre les hérétiques sont annulées; un serment est exigé de tous les clercs (tous les évêques, sauf un, le refusent), ce qui permet de destituer les récalcitrants. Dans la passivité significative du bas clergé, la hiérarchie nouvelle (mais les consécrations sont-elles valables?) se constitue d’exilés ou de persécutés du règne précédent. La Convocation (ou assemblée épiscopale) de 1563 fixe les Trente-Neuf Articles de la nouvelle foi, savant dosage entre formes catholiques (ornements, surplis, luminaire) et protestantes (rejet de l’infaillibilité pontificale, du Purgatoire, des indulgences, des images et reliques, de la transsubstantiation, du célibat obligatoire des prêtres). La Bible des évêques (1568), marquée par l’empreinte de Genève, couronne ce chef-d’œuvre de compromis. Longtemps l’opinion se battit pour des détails de vêtements ou de rituel. Plus axée sur les problèmes spirituels, une tendance apparue vers la fin du règne exalte l’importance de la vie intérieure, conteste la nécessité d’une Église organisée. Ses représentants, les puritains, sont abhorrés par Élisabeth, qui les soupçonne, non sans raison, de propager dans un Parlement devenu moins docile des tendances par trop indépendantes. Au reste, la reine est décidée à imposer son compromis, au besoin par la force; ses évêques – Whitgift, archevêque de Canterbury, notamment – persécutent les partisans d’une Église démocratique (presbytériens) ou fractionnée en congrégations indépendantes (congrégationalistes). Les dissidents non conformistes sont traqués, parfois exécutés. Quant aux catholiques, ils sont frappés d’amendes et, s’ils répandent la doctrine romaine, déclarés coupables de haute trahison et punis comme tels. Après la rébellion de 1569, menée par les comtes catholiques du Nord, ils sont en effet considérés comme des traîtres en puissance et d’autant plus qu’en 1570, maladroitement, le pape Pie V excommunie Élisabeth et délie ses sujets de leur serment de fidélité (bulle Regnans in excelsis ). La persécution des catholiques semble donc liée à la sécurité de l’État. En 1584, un tribunal spécial, la Cour de haute commission, instrument de la Couronne, est institué pour juger les dissidents. Des prêtres catholiques, d’actifs propagandistes jésuites, sont ainsi arrêtés et suppliciés. Tous ces actes d’absolutisme indisposent les Parlements de la fin du règne, préparant les conflits du XVIIe siècle entre Parlement et Couronne. Mais la ténacité d’Élisabeth a fini par imposer son œuvre: l’Église anglicane rallie la grande majorité des Anglais, avides de paix religieuse, mais restés en revanche profondément antipapistes.4. L’évolution de la politique extérieureL’éviction de Marie StuartEn fait, la politique extérieure d’Élisabeth s’inspire beaucoup plus de son intérêt particulier et des circonstances que de considérations d’ordre général. Après la promulgation des Trente-Neuf Articles, les catholiques anglais s’étaient tournés vers Marie Stuart, rentrée en Écosse après la mort de François II (1560). Mais cette reine est, elle aussi, aux prises avec de graves problèmes. John Knox vient de faire triompher en Écosse la réforme presbytérienne. Marie Stuart, restée catholique, doit gouverner un peuple turbulent et fanatisé. Frivole et imprudente, elle a épousé, en deuxièmes noces, Darnley, grand seigneur taré, bientôt assassiné dans des circonstances troubles; puis elle s’est éprise du brutal Bothwell, principal responsable du meurtre. Son remariage avec l’aventurier soulève l’Écosse contre elle. Vaincue, elle commet l’imprudence de se réfugier en Angleterre, où elle est reçue en suspecte et bientôt traitée en prisonnière. Sa captivité dure dix-neuf ans et ne se termine que par la mort. En effet, l’existence de Marie Stuart – autour de laquelle des intrigues s’ourdissent continuellement – n’est pas sans dangers pour Élisabeth, d’autant plus que la reine d’Écosse n’a jamais renoncé à ses droits de succession. Aussi sa présence en Angleterre éveille-t-elle les espoirs des catholiques, et suscite deux complots (1569, 1572) suivis de troubles, dont le but était le renversement d’Élisabeth. Celle-ci attend l’occasion d’éliminer Marie Stuart. En 1586, un nouveau complot en fournit le prétexte. Après une parodie de procès, Marie est condamnée à mort et décapitée (9 février 1587). Malgré ses dénégations, Élisabeth a bien été l’instigatrice de la disparition de sa rivale.La lutte contre l’EspagneL’épisode dramatique de la lutte contre l’Espagne doit être replacé dans le contexte de la lutte acharnée entre catholiques et protestants qui ensanglante alors toute l’Europe. En face de Philippe II, champion du catholicisme, la reine d’Angleterre apparaît comme le champion du protestantisme. En fait, son scepticisme pratique ne lui fait considérer les passions religieuses que comme des prétextes commodes permettant des interventions dictées par l’intérêt. Quand elle répond aux appels des protestants français soulevés contre Charles IX (1562), elle y trouve le double avantage politique d’affaiblir l’ennemi traditionnel en entretenant chez lui la guerre civile et de se faire livrer le port du Havre pour compenser la perte récente de Calais. Plus tard, en 1590, quand elle fournit des hommes et de l’argent à Henri IV, elle se soucie moins d’aider le roi protestant à conquérir son royaume que de soutenir l’adversaire de Philippe II. Car la lutte contre l’Espagne remplit, en fait, tout le règne. Dans tous les domaines, sur tous les fronts, les deux puissances s’opposent: antipathie religieuse et politique réciproque; agressivité croissante des ambitions commerciales anglaises. Longtemps, pourtant, la lutte reste sourde et larvée. Il s’agit par tous les moyens d’affaiblir, sans trop se compromettre, le puissant roi d’Espagne. Dans cette politique, les desseins de la reine coïncident admirablement avec les tendances religieuses et les aspirations commerciales de son peuple. Dès 1568, les ports anglais servent de refuge aux gueux des Pays-Bas révoltés contre l’Espagne. Puis, secrètement encouragés par Élisabeth, qui prend sa part du butin, de hardis capitaines, Drake, Hawkins, s’attaquent aux navires marchands espagnols, portent la piraterie de l’Atlantique jusque sur les côtes du Chili et du Pérou. En 1577, Drake enlève devant Lima trois galions chargés de richesses, rentre à Plymouth en triomphateur en 1580. Dès lors les actions anti-espagnoles se succèdent: en 1588, Drake dévaste Carthagène (port de la Colombie actuelle), s’attaque à Saint-Domingue; en même temps Élisabeth fait passer aux Pays-Bas son favori, le comte de Leicester, à la tête d’une armée. Pour en finir avec une adversaire détestée, Philippe II prépare alors une gigantesque expédition. Mais les lourds vaisseaux espagnols de l’Invincible Armada sont anéantis par les navires anglais, plus légers et mieux conduits (juin 1588). Élisabeth multiplie les interventions contre le colosse espagnol, irrémédiablement affaibli aux Pays-Bas: sur les mers, où s’intensifie la guerre de course; en Espagne même, où les Anglais peuvent impunément piller et brûler Cadix (1596). Jusqu’au bout, Élisabeth soutient les Hollandais et combat l’ennemi commun espagnol. Et d’autant plus qu’en 1596 Philippe II tente une fois encore d’intervenir dans l’Irlande révoltée contre la colonisation et la religion des aventuriers anglais. La punition de l’île celtique et catholique fut terrible. Le sombre chapitre des exécutions de l’Irlande par son méfiant et brutal voisin avait commencé.5. Le développement économique, social et culturelDans l’histoire du règne d’Élisabeth, il n’y a pas de fait plus remarquable et de plus grand avenir que le développement de la marine britannique. À cet essor, encouragé par la législation, qui lance les vaisseaux anglais sur toutes les mers du globe en quête d’aventures commerciales ou de butins, contribua toute une génération de marins intrépides: Drake, le plus protestant, le plus audacieux; Hawkins, qui inaugure la traite des Noirs, dont les Anglais se firent un quasimonopole; Walter Raleigh, qui installe la colonisation anglaise en Virginie et dans les Antilles (Trinidad, 1595); Frobisher et Davis qui, en tentant de rejoindre l’Asie par un passage au nord-ouest de l’Amérique, commencent la fortune de Terre-Neuve, grand centre de pêche et école formatrice de marins aguerris. À la fin du règne d’Élisabeth, les Anglais se sont immiscés partout; leur réputation méritée de pirates insolents et de commerçants astucieux les remplit de fierté et de détermination. L’aventure maritime a renforcé chez eux le sentiment orgueilleux de leur identité nationale et religieuse. Peu à peu s’est forgé alors un état d’esprit impérialiste.En même temps que la marine, l’industrie et le commerce continuent leur développement, fondé sur la ruine des Pays-Bas dont les réfugiés trouvent place dans les manufactures – draperies notamment – et les comptoirs commerciaux. C’est alors l’essor de l’industrie lainière et celui de l’élevage du mouton. Si l’élevage se développe aux dépens de l’agriculture, refoulant, paupérisant les paysans évincés par les grands propriétaires, de nouvelles méthodes agronomiques sont soigneusement mises en œuvre par les squires et les bourgeois qui achètent des terres, contribuant à l’agrandissement de leurs propriétés aux dépens des petites tenures, à l’accroissement et à la diversification de la production. Mais cette spécialisation dans les activités de production (surtout à l’est et au centre de l’Angleterre, le reste demeurant traditionnel) n’exclut pas la multiplication et la diversification des autres industries: la métallurgie, maintenant grosse consommatrice de charbon; l’industrie extractive; la construction navale; la fabrication des pacotilles qui alimentent le «commerce triangulaire». Le fameux Statut des apprentis et artisans (1563) réglemente la production, favorise surtout les fils de maîtres des corporations et permet le développement de compagnies industrielles capitalistes.Héritière du commerce flamand, l’Angleterre, et surtout Londres – devenue à la suite de l’afflux des négociants d’Anvers l’entrepôt de l’Europe –, affirme sa suprématie commerciale. Thomas Gresham, négociant et banquier qui conseille une réforme monétaire réussie, fonde à Londres en 1570 le Royal Exchange (la Bourse) qui devint bientôt le lieu de rendez-vous des marchands européens. Les négociants anglais, rivalisant avec les courtisans pour l’obtention de fructueux monopoles, de chartes à privilèges, remplacent et dépassent sur leurs circuits de naguère Hanséates et Vénitiens. Groupés en compagnies privées par actions, ils exploitent les marches de la Baltique, du Levant (où leur protestantisme anti-espagnol les sert auprès des Ottomans) et de la Moscovie, alors presque inconnue. En 1600 est fondée la Compagnie des Indes orientales, appelée à un grand avenir. À toutes ces entreprises, la reine et son secrétaire, William Cecil, devenu lord Burghley (une des rares pairies créées par la reine), l’un et l’autre férus de mercantilisme agressif, collaborent passionnément. Élisabeth en tire volontiers des bénéfices personnels ou des prêts d’État. Ainsi est-elle moins dépendante du Parlement, qui en est réduit à constater (mais les membres des Communes et même les Lords bénéficient des privilèges accordés par la Couronne) cet affermissement de la prérogative lié au développement de la prospérité commerciale.La reine joue admirablement des sentiments si divers de ses sujets: intraitable quant à son autorité, elle use, pour séduire ses derniers Parlements – où s’agitent puritains et adversaires des monopoles –, de méthodes toutes féminines; elle exalte le nationalisme des Anglais et fonde son absolutisme, toujours contesté mais toujours triomphant, sur cet extraordinaire mélange d’appétits matériels et de sentiment de supériorité, religieuse et nationale.Ce développement économique accroît encore l’écart déjà noté entre les classes. Les nobles, dont le luxe vestimentaire devient extravagant, érigent de beaux châteaux où, aux éléments du style Tudor, se mêlent des influences flamandes et italiennes (péristyles, grandes baies, jardins d’ornement). La gentry, la bourgeoisie ne sont pas en reste. Dans les manoirs d’aspect plus aimable, dans les maisons urbaines (persistance du colombage), un confort luxueux se répand: oriels vitrés, cheminées où brûle le charbon de terre, tapis et objets d’art importés d’Orient. La consommation de la viande et du vin augmente. Le règne d’Élisabeth est aussi l’époque de la «Merry England», sportive, turbulente, haute en couleur, nouvelle enrichie avide de se dépenser et de jouir. Des nuances à ce tableau: et d’abord chez les puritains plus économes, moins ostentatoires, car écartés des carrières administratives, donc orientés par force vers le négoce, volontiers attachés à la conquête de cet argent qui récompense aussi une vie juste et signale l’«élection» divine. Des ombres aussi, et souvent sinistres: au-dessous de cette prospérité, la misère des masses reste grande. La disparition, à la suite de la réforme, de nombreuses fondations religieuses d’assistance, que la taxe des pauvres ne remplace pas, rejette les indigents, dont le nombre ne cesse d’augmenter, sous la responsabilité de l’État, qui s’en décharge sur les paroisses et les administrateurs locaux. Alors, de nombreuses lois sur les pauvres les cantonnent dans les asiles, imposent aux chômeurs de travailler pour des salaires dérisoires fixés par le juge de paix, lequel, responsable de l’ordre, est aussi un propriétaire soucieux d’obtenir de la main-d’œuvre à bon marché. Les vagabonds sont pourchassés, les récidivistes punis de mort par une justice expéditive. L’ordre social est maintenu, mais par la terreur. Pour que rien ne manque à l’éclat du règne d’Élisabeth, l’Angleterre connaît alors une brillante renaissance littéraire. Des poètes et des écrivains entourent la cour et les grands seigneurs ou se rassemblent à Londres (Edmund Spenser, William Shakespeare).C’est également une grande époque pour la musique anglaise, illustrée par une école de madrigalistes somptueux et de virginalistes virtuoses qui, les premiers en Europe, trouvent pour leurs claviers un langage spécifique.6. La fin du règneLa reine vieillissante et plus que jamais inflexible fait front à la fois à l’éveil des puritains, l’indocilité du Parlement, l’Espagne, l’Irlande. Elle continue à berner ses royaux soupirants (le futur Henri III de France, puis son frère le duc d’Alençon), refuse obstinément d’aliéner sa liberté en se mariant, multiplie pourtant toquades et passades. Le séduisant et ambitieux comte d’Essex complote, la trahit, doit être exécuté (1601). Essex, son seul amour peut-être, Burghley, son fidèle ministre, ont disparu, la laissant solitaire, amère, harassée. Le 24 mars 1603, Élisabeth meurt à Richmond, ayant peut-être désigné in extremis, comme héritier, le roi protestant d’Écosse, Jacques VI, fils de Marie Stuart. Avec «Queen Bess» s’éteignent une race léonine et une époque étincelante de passions et de rêves, d’énergies réalistes, d’intuition et d’intelligence, et par-dessus tout de courage physique et moral.
Encyclopédie Universelle. 2012.